mardi 30 septembre 2008

De la culture

Le culturel a horreur de la politique.
Alain Brossat, Le grand dégoût culturel, 2008.
Christian Ruby

Image1Le débat autour du statut de la culture dans nos sociétés n’est pas récent. La grande vague des imprécations et des critiques du statut contemporain fait à la culture est passée. Il n’empêche que la polémique doit être, à bon droit, relancée à chaque instant, mais moins sur la réalité du phénomène que sur les concepts à utiliser pour l’étudier. Car les dénonciations offusquées sont certes plaisantes à lire, mais peu fructueuses. Elles dégagent quelques faits superficiels. Elles relèvent notamment l’amplification des usages sociaux de la culture. Mais elles n’en donnent pas la clef théorique. C’est d’ailleurs parce qu’il pense disposer de perspectives nouvelles à faire valoir qu’Alain Brossat prend la plume, et une plume polémique. Enseignant en philosophie à Paris VIII-Saint-Denis, il a déjà produit quelques ouvrages qui recadraient avec pertinence tel ou tel autre phénomène. Notamment La Démocratie immunitaire (Paris, La Dispute, 2003) qui peut avantageusement être lu avant celui que nous présentons ici, afin d’en mieux comprendre les articulations.

Il s’attaque donc ici à la fois au statut de la culture et à la conceptualisation appropriée pour en saisir le statut. Que chacun affûte alors ses arguments ! Car Alain Brossat entre dans la polémique, à son habitude, en fonçant sur sa proie. Il ne se contente plus de constats, il veut montrer que la primauté de la culture est devenue une des structures du capitalisme et de l’Etat contemporain.

Il attaque le problème d’emblée, par une remarque portant sur les discours entendus à propos de la défense de la culture, et une remarque dont l’argumentaire doit être rendu public, en particulier auprès des commentateurs du devenir de la sphère culturelle. Il se demande, en effet, pourquoi une phrase – « la culture n’est pas une marchandise comme les autres » – rassemble autant d’adhésion autour d’elle, au point que les personnes dont les intérêts divergent le plus s’accordent pour la soutenir (les ministres de la culture, les intermittents du spectacle, les patrons d’industries culturelles,…).

Reprenons son raisonnement. On affirme, en effet, que la culture n’est pas une marchandise comme les autres. Mais, restons attentifs à ce qui se dit là : voilà qui signifie à la fois que la culture est une marchandise et qu’elle est une marchandise d’exception. En un mot, elle est donc bien une marchandise ! Autrement dit, contrairement à ce que croient ceux qui la prononcent, cette phrase dit très exactement que la culture est une marchandise, et comme on ne voit pas ce que serait une marchandise non marchande, autant dire que la culture est une marchandise, mais qu’on réclame pour la régler d’autres lois du marché que celles qui sont en vigueur pour d’autres produits. Simple dénégation par conséquent, cette phrase affirme bien que la culture est une marchandise, que les intérêts des marchands de la culture doivent être protégés et que la circulation de cette marchandise doit s’effectuer dans des formes requises par eux. CQFD.

Mais l’ouvrage ne s’arrête pas en si bon chemin. Alain Brossat en veut aussi à ceux qui réduisent le combat pour la culture à une mise en accusation réductrice des médias ou des pratiques du ministère de la culture. Ceux-là se contentent de déclarer que la culture, de nos jours, est en « crise », dans la mesure où ce qu’on appelle culture se satisfait d’abêtir les foules. L’auteur affirme vivement que cette déclaration d’une « crise » de la culture n’a pas de signification, du moins qu’elle n’atteint pas le but qu’elle vise. Aussi cherche-t-il à reprendre entièrement le débat sur d’autres fondements. Plutôt que de s’interroger sur les conditions d’une émancipation de la culture d’avec le monde de la marchandise, il se demande : qu’en est-il de la culture dans nos sociétés ? Quelles relations s’établissent entre expansion sans fin de la sphère culturelle et rétraction de la sphère politique ?

Mais pour entendre cela, il importe de suivre globalement la démarche de l’auteur. Son point de départ est le suivant. A l’évidence, affirme-t-il, la culture est chaque jour davantage une forme d’enduit liquide qui tend à colmater les brèches et à jouer un rôle irremplaçable de remplissage là où le travail, la politique, la famille ont vu s’affaiblir leurs capacités structurantes et leur aptitude à « occuper » la vie de la population. Il ajoute encore que, manifestement, les sociétés développées tendent de façon toujours croissante à fonctionner à la culture, au même titre qu’elles ont pu marcher naguère à la mobilisation de la force de travail ou au patriotisme.

À cet égard, il utilise l’expression de « démocratie culturelle » pour distinguer nos sociétés. En elle, la culture n’est pas seulement l’enjeu d’un infléchissement du régime sous lequel nous vivons, mais surtout son efficace doit être comprise en termes de « mode organisateur général de la vie en commun ».

Pourquoi ce rôle est-il dévolu à la culture ? Parce que celle-ci a des capacités agrégatrices, et pan-inclusives, qui se manifestent dans l’aptitude à soumettre à un même régime le patrimoine, les colloques plus ou moins savants, les éco-musées, les croisières culturelles, … Dès lors, la « démocratie culturelle » devient, dans son propos, une figure inédite, dont la promotion et l’hégémonie supposent le déclin ou l’épuisement des capacités structurantes de la démocratie de type parlementaire.

Alain Brossat ne néglige évidemment pas de prendre à parti le ministère de la culture dont l’existence, montre-t-il, « manifeste à quel point l’Etat considère l’opération d’un tel rassemblement comme l’une de ses tâches constantes ».

Et pour affermir son analyse, il prend appui sur les travaux de Michel Foucault, en précisant que l’ère de la démocratie culturelle réalise une nouvelle modalité de la biopolitique et du biopouvoir. Ce qu’il traduit par une formule, sans doute plus heureuse : celle de « gouvernement à la culture ».

Par ces mots, il faut entendre deux choses. La première, que dans nos sociétés, « les capacités de rassemblement, l’énergie agrégative que manifeste la culture, sa formidable propriété de ciment dans des sociétés obsédées par les risques de fractures, de dissolution, et les figures d’hétérogénéité vont se manifester en tant que puissance proprement politique ». La seconde, qu’il ne s’agit pas par cette expression de désigner les politiques culturelles, mais une véritable « politique à la culture », au moyen de la culture.

La conséquence est claire : il n’y a plus de politique, si par ce terme, on entend, comme le propose Brossat, une sphère spécifique dans laquelle les hommes élaborent sans fin le différend originaire entre « être-divisés » et « être-ensemble ».

Ce que Brossat identifie, en fin de parcours, c’est la figure d’une politique (à la culture) anti-politique. Une politique qui fonctionne sur des mécanismes et des dispositifs d’investissement ou de contamination de la sphère politique par des agencements qui lui sont en principe étranger, ou qui du moins, jusqu’alors étaient affirmés « étrangers » au politique. Les nouvelles formes « politiques », montre-t-il, sont des « anti-politiques » au sens où elles sont fondées sur le déni de la division, et où leur procédure fondamentale est l’agrégation (ce à quoi se prête fort bien la culture), sans présentation de positions en conflit ni délibération. En somme, la culture se présente dans nos sociétés comme l’unique principe totalisateur. Elle est par là même conduite à jouer un rôle éminemment politique.

Pour conduire sa thèse, Brossat explore différents moments de ce qui devient sous sa plume le « régime culturel » de la démocratie. Il montre, mais tout cela est beaucoup trop connu pour que nous y insistions, que ce régime privilégie les objets (un monde surpeuplé d’objets et d’objets de consommation), et leur conservation, sur le sens de l’histoire conçu comme histoire à entreprendre. Il insiste sur le fait que ce régime pratique l’escamotage des différends politiques au profit de l’expansion des pratiques de communication. Il fait un détour par le montage médiatico-étatique des faveurs du sport, et surtout des dispositifs d’affichage d’une moralité irréprochable à travers le sport…

Mais il n’est pas sans s’obliger pour autant à se demander si la démocratie culturelle enveloppe des résistances, qui permettraient d’envisager son renversement. Il tente alors d’évaluer la portée, de nos jours, du thème politique de l’émancipation. Toutefois, il n’insiste guère sur ce point, considérant que les figures de la division ne sont pas vraiment nombreuses de nos jours. Manifestement, l’auteur ne déploie pas un grand optimisme révolutionnaire à l’endroit de cette démocratie culturelle.

Reste pourtant une question. Qu’est-ce qui motive la notion de « grand dégoût » culturel ? Il faut attendre une centaine de pages pour obtenir la réponse : le grand dégoût d’aujourd’hui, c’est celui qui a saisi, répond l’auteur, une société obèse de culture, et qui subit l’injonction d’avoir à se montrer toujours plus cultivée.

C’est ce pourquoi il convient, c’est la conclusion de l’auteur, de se défendre de la démocratie culturelle, de cette démocratie qui fait de la culture une simple forme de rassemblement et un moyen de gouvernement. Mais par quels moyens ? Si la culture est la mort de la politique, que peut être une politique non culturelle ou une politique déjouant le culturel (et non pas la culture) ?

Extrait de Espacestemps.net : http://www.espacestemps.net/document5573.html

3 commentaires:

Novice a dit…

Salut tout le monde, je fais vite, j'ai peu de temps en ce moment...
Je tâcherai de lire ce livre mais de l'acheter. Bref le politique dans le milieu culturel se trouve surtout dans les CDN, TN, CCN, musées etc. Mais une grande partie des festivals et structures sont surtout sous un modèle associatif. (J'y vais à la hache). Il est certains qu'une partie des acteurs culturels se sont engouffrés dans le modèle des EPCC tout en voyant la dérive politicienne et les messages envoyés par les élus aux votants.(Vaste sujet).
Néanmoins, nous ne sommes pas sous le dictat d'Harper en France. On peut encore faire des actions auprès des associations et des communautés. Loin de considérer le spectacle comme un produit, nous cherchons à offrir un instant, une rencontre ou tout autre mot. Nous ne recherchons pas à offrir qu'une sorte "d'ouverture, d'initiation à la culture" Nous sommes plus proche d'une éducation du citoyen et de révélateur de la société que d'un vulgaire tourneur de Cali.
Le Théâtre voulait dire en gros (j'y vais à la hache) celui qui regarde vers la scène. Certes en Grèce, le théâtre était une histoire de gros sous, et une mise à mort de l'adversaire. Ce n'est pas à vous que je vais faire une leçon.
Mais le plus important, c'est que ces pièces apportaient une certain dose de poison dans l'oreille du public encore endormi. Nous en sommes encore là, nous donnons un constat du monde, une perspective de réflexion et en aucun cas un produit ou un dérivé de goodies! Le spectacle est une pierre de touche, un moment précis pouvant faire avancer un peu les choses. Nous ne pouvons pas voir la politique comme culturelle. Elle est plutôt manipulatrice d'images, d'icônes etc. Bien sûr que Ribes, Olivier Py etc sont plus proches d'une vision politico-culturelle mais les compagnies en région, les festivals, les petites salles de spectacles n'offrent pas tous un aspect politique. Je suis désolé mais Denis Marleau n'est qu'esthète ou Decuvelerie avec son Rwanda 94 ne fait pas de politique culturelle mais propose une prise de conscience...
Je n'ai pas le temps de faire une thèse mais comme je l'ai dis la dernière fois que nous nous sommes vus, la culture est un acte presque militant, un moment d'élévation et d'altruisme loin de proposer un contre-pouvoir ou une affiliation, elle permet de déchirer le voile, d'approfondir un sentiment... De même, cette expérience n'est possible qu'avec un certain type de population.
En allant vite et en pure analogie, on peut dire que la politique, la démocratie sont uniquement une démocratie footballistique?!
Vaste sujet, et idée stupide de la part de l'auteur (Idée à la mode actuellement.)
Bref le théâtre, l'art contemporain sont des poisons, il suffit de trouver la douce mesure.
J'ai fait long et je vous offre une petite référence théâtrale, à vous de trouver le titre de la pièce, c'est super simple et le gagnant se verra offrir une photo dédicacée de l'auteur du livre.

padawan a dit…

Merci Olivier pour ton intervention rafraîchissante à laquelle j'adhère totalement.

Pour ce qui est de la thèse de Brossat, permettez moi d'être mais alors très très dubitatif : "une société obèse de culture, et qui subit l’injonction d’avoir à se montrer toujours plus cultivée" : (!!???).

Mais quel est au juste sa définition du mot culture?????

De ce que j'en comprends cet auteur assimilerait dans le mot culture un sens très "large" qui irait, par exemple, de l'album de Cali (pour reprendre le même exemple grotesque de Novice) aux oeuvres de Foucault (dont il se targue au passage de faire référence..) ; dans quel cas tout est culture et Michael Youn un cultureux : c'est très très douteux et bien triste...

Ou pire encore, il conserve une vision disons a priori plus proche de celle de Novice ; dans quel cas l'auteur doit certainement vivre dans une espèce de bocal grand bourgeois coupé du monde qui l'entoure...

En effet si la culture dans ce dernier sens se déploie sans entraves, que fait-il des processus économiques ségrégatifs (au sens large : c'est à dire jusqu'à l'école...) qui en éloignent les plus pauvres? Plus de batailles à mener en faveur, allez disons le, de l'éducation populaire ??

En tous les cas, ce bouquin me semble mélanger pas mal de concepts dans une ambiguïté qui en fait quelque chose de très très fumant. A vouloir en faire trop et se positionner à tout prix à contre-courant le résume qui en est fait me donne une impression de molesse et résignation vraiment pas terrible.

En plus, ça doit valoir des tunes ce bouquin, c'est vraiment gonflé!

garg a dit…

Eh bien je n'espérais pas vous faire réagir à ce point. Je suis globalement d'accord avec vous, mais je mettrai quand même un bémol - qui vaut ce qu'il vaut - en postulant la cible discursive de la critique de l'auteur. D'après ce compte-rendu (et il est toujours mieux d'accéder à la source), je me demande si le bouquin ne vise pas d'abord un discours sur la nécessité culturelle. En gros, novice reproche en expliquant que la culture (au sens noble) est un discours essentiellement politique ; le problème que cible l'auteur me semble être l'appropriation politique à des fins de négation de cette potentielle subversion que recèle toute expression et création culturelle. En l'appliquant à l'histoire, où le primat de l'histoire culturelle a tendance à ramener tout à des questions de "culture" (au sens amoindri du terme, trop souvent) en méconnaissant les enjeux économiques, politiques, c'est-à-dire sociaux d'un problème historique. Evidemment je suis partial, étant plutôt historien socio-politique... mais courant le risque d'être catalogué comme bossant sur l'"histoire culturelle" puisque pratiquant l'histoire de l'éducation...
vaste débat, donc !